CHAPITRE V
Poussés par un vent virulent, les nuages s’amoncelaient au-dessus de la plaine et les fleurs émettaient des plaintes lugubres. Aucun des choristes rassemblés devant l’aéronef ne songeait à entreprendre le démontage du campement.
Les événements de la nuit avaient perturbé la routine du chœur impérial. Le domajeur se rendait compte, un peu tard, qu’il aurait dû garder la tête froide et ordonner à ses frères et sœurs de remplir leurs obligations quotidiennes. Les variations climatiques de Kahmsin exigeaient une vigilance de tous les instants, quelles que fussent les circonstances.
La découverte des corps nus et enlacés du rémineur et de la solmineur les avait à ce point bouleversés qu’ils n’avaient pas dormi de la nuit, qu’ils avaient discuté par petits groupes pendant des heures, se demandant de quelle manière ils pourraient réparer la faute des deux jeunes choristes et endiguer la colère de Kahmsin.
La loi séculaire du chœur impérial voulait qu’on exécute les coupables à l’aide d’un chant de mort qu’on appelait le Morticant, mais quelques choristes, dont la fadièse, la marraine du rémineur, avaient plaidé l’indulgence en évoquant la jeunesse des deux fautifs. Ils avaient suggéré que, après avoir prêté le serment solennel qu’ils ne succomberaient plus à cet appel de la chair, si compréhensible à leur âge, ils se purifient par une série de mortifications très dures.
Mais Xandra s’était rapidement retrouvée seule face aux accusateurs de Joru et d’Ilanka. Le domajeur, inflexible, avait progressivement persuadé les autres que la moindre complaisance porterait un coup fatal à la cohésion du chœur, que la prospérité de Cham dépendait de la pureté de leur chant, qu’ils ne pouvaient accepter des âmes souillées parmi eux et que, de toute façon, ces jeunes gens savaient ce qu’ils faisaient en transgressant la loi de la Psallette. Au petit jour, la décision avait été prise à l’unanimité – Xandra s’était réfugiée dans sa tente pour ne pas prendre part au vote – de condamner les coupables à subir le Morticant au zénith de Mu.
Dans l’attente de l’exécution de la sentence, le rémineur et la solmineur avaient été enfermés dans deux compartiments de l’entrepont. C’était la domineur, une permanente de l’octave, une femme d’une maigreur maladive, qui avait remarqué le manège de Joru et d’Ilanka, leurs frôlements insistants, leurs regards fiévreux, leur attitude équivoque. Elle les avait discrètement surveillés durant le jour et elle avait remarqué qu’après le dîner ils étaient partis dans la même direction à quelques minutes d’intervalle. Elle avait alerté le domajeur et, à la tête d’un groupe de quatre hommes, s’était lancée sur leurs traces. Au bout de trente minutes de marche, ils avaient perçu des gémissements, des soupirs, qui se différenciaient nettement des exhalaisons musicales des fleurs. Ils s’étaient approchés en silence, avaient allumé les torches au dernier moment et découvert un spectacle qui les avaient horrifiés.
Joru s’était relevé comme un animal sauvage et avait tenté de frapper les intrus à coups de poing et de pied, mais les quatre hommes étaient parvenus à le maîtriser. Pétrifiée, Ilanka n’avait même pas essayé de se soustraire aux faisceaux accusateurs des torches.
Les deux fautifs avaient été escortés jusqu’au camp de base et enfermés dans des compartiments contigus et séparés par des planches ajourées. Ils avaient pu glisser leurs doigts au travers des interstices et se caresser mutuellement les lèvres ou les joues pour se redonner un peu de courage. Ils n’avaient pas trouvé le sommeil, car l’exiguïté des compartiments interdisait la position allongée et, de toute façon, ils n’avaient pas eu envie de passer les dernières heures de leur courte existence à dormir. Glacés de peur et de froid, ils étaient restés collés aux bois des cloisons, essayant de se réchauffer de leur souffle, de leurs mots.
— Je ne regrette rien, avait chuchoté Ilanka. Je ne crains pas la mort : ces quelques heures m’ont apporté bien davantage qu’une vie entière consacrée au chœur du vent. Jamais mon corps n’a chanté avec un tel bonheur. Mon ventre a seulement regretté de ne pas pouvoir t’accueillir tout entier… comme un enfant…
Ses paroles avaient réveillé le désir de Joru qui, debout, avait réussi à glisser son sexe dans le plus large des interstices. Elle avait caressé un long moment cette lame de chair à la fois dure et soyeuse qui l’avait transpercée avec une magnifique ardeur quelques heures plus tôt. Se guidant au souffle de plus en plus rauque de son amant, jouant sans se lasser de la pointe de la langue, de la pulpe de ses doigts, elle avait fini par l’accueillir tout entier dans sa bouche, l’avait blotti entre ses joues et avait remué la tête avec une lenteur gourmande. La semence de Joru avait jailli en force, débordé de ses lèvres, coulé entre ses seins, déclenché sur sa peau des frissons de désir. Elle s’était levée à son tour, avait collé son bas-ventre contre l’interstice, s’était offerte aux caresses et aux baisers du rémineur. Il avait butiné avec gourmandise cette corolle au parfum musqué, avait bu le miel enivrant de ces pétales épanouis de l’autre côté du bois. Il avait ressenti dans sa propre chair la vague bouleversante qui avait submergé Ilanka. Elle avait griffé le bois de ses ongles pour se raccrocher au monde réel, pour ne pas basculer dans un gouffre dont elle n’était pas certaine de revenir.
Bien que le chœur n’ait pas eu d’autre affaire de ce genre à traiter depuis qu’elle avait franchi la porte de la Psallette, elle savait qu’elle n’avait aucune clémence à attendre de la part de l’octave et elle s’interdisait formellement de laisser Joru seul face à ses bourreaux. Ils avaient exploré leurs territoires secrets avec une telle intensité qu’ils devaient partir ensemble vers les mondes de l’Au-delà.
Leurs doigts et leurs lèvres ne s’étaient pas quittés jusqu’à l’aube. Ils avaient perçu les éclats de voix des autres choristes, les soupirs musicaux des fleurs annonçant l’avènement du jour.
— Comment nous tueront-ils ? avait demandé Joru d’une voix tremblante d’inquiétude.
— Le chant donne la vie, il donne aussi la mort.
Elle avait soudain pris conscience que Joru ne méritait pas cette fui misérable et, tandis qu’une résolution nouvelle s’enracinait dans son esprit, des larmes brûlantes avaient roulé silencieusement sur ses joues.
— Le Morticant, avait-elle précisé. Autrefois, le chœur impérial était chargé de l’exécution des condamnés à mort. Un chant de mort que ta marraine t’aurait appris lors de ta deuxième année à la Psallette.
— Pourquoi continuer de l’apprendre puisque la chorale ne s’en sert plus ?
— Il est désormais réservé à un usage interne. Cela fait plus de dix siècles que le gouvernement impérial de Cham a créé la Psallette, et le Morticant n’a encore jamais été employé contre un choriste. Pourras-tu un jour me pardonner, Joru ?
Il s’était reculé, comme frappé par un coup de poing.
— Te pardonner ? Mais quoi ?
Les doigts de la jeune femme s’étaient agités par l’interstice de la cloison.
— D’avoir corrompu ton âme et ton corps, de t’avoir entraîné sur la pente du malheur.
— Nous sommes tous les deux responsables ! avait-il protesté. Tu m’as réconcilié avec moi-même. Le malheur aurait été bien plus grand si j’avais passé le reste de mon existence dans la peur et le dégoût.
— Ta vie va bientôt s’arrêter alors que tu n’as pas encore atteint tes seize ans. Tu es une fleur qu’on s’apprête à couper avant qu’elle n’ait eu le temps d’éclore. Je ne t’ai pas laissé la possibilité de découvrir ton trésor intérieur. Au fil des ans, les vents de Kahmsin t’auraient peut-être apporté la sagesse, la révélation, la libération.
Il avait embrassé et mordillé la pulpe des doigts de la solmineur.
— Si j’avais voulu être sage, je t’aurais repoussée dans la cabine du vaisseau.
Elle avait observé un moment de silence.
— Je plaiderai ta cause, avait-elle repris d’une voix douce mais déterminée. Je n’ai pas le droit de t’entraîner dans ma déchéance. C’est moi qui me suis rendue la première dans ta cabine, moi qui t’ai séduit, moi qui t’ai invité à me rejoindre dans la plaine.
— Mais c’est moi qui t’ai cherchée dans la plaine, moi qui me suis couché sur toi, moi qui suis entré en toi, répondit-il en écho. Je n’ai pas envie de vivre sans toi.
La lumière de l’aube s’était engouffrée dans les coursives, déposant un voile mauve sur les cloisons.
Xandra, la fadièse, se présenta devant la porte du compartiment de Joru. Il entrevit les traits tirés de sa marraine au travers des multiples jours du bois. Des larmes coulaient encore de ses yeux rouges et gonflés. Quelques taches vertes et brunes maculaient sa robe de purification.
— L’octave m’a chargée de vous communiquer la sentence, déclara-t-elle d’une voix blanche. Vous serez exécutés tous les deux au zénith de Mu.
Le sang de Joru se figea. Les caresses et les chuchotements d’Ilanka l’avaient maintenu pendant des heures dans une bulle amoureuse, mais la gravité de Xandra, l’énoncé formel de la sentence et la lumière rasante de l’aube le ramenaient brusquement à la réalité.
— L’octave ne nous a pas donné l’occasion de nous défendre, objecta Ilanka.
La fadièse fixa pendant quelques secondes la porte du compartiment de la jeune femme.
— On vous a découverts dans une situation qui n’entretenait aucune équivoque, répliqua-t-elle d’un ton acerbe. Tu es… tu étais une ancienne, solmineur, tu aurais dû empêcher cela de se produire.
— Je suis arrivée à la même conclusion que toi, fadièse. Et c’est précisément pour innocenter Joru que j’aurais souhaité être entendue par l’octave.
— Ne l’écoute pas, protesta Joru. Nous sommes deux à avoir commis la faute.
Le regard de la fadièse papillonna d’une porte à l’autre pendant quelques secondes.
— C’était mon rôle de marraine que de plaider la cause de Joru, dit-elle en refoulant une nouvelle montée de larmes. Mais l’octave est resté inflexible : il estime que vos agissements ont compromis la saison des vents musiciens et que seule votre mort pourrait rétablir l’harmonie vibratoire de Kahmsin.
— Joru n’est entré dans le chœur que depuis deux ou trois semaines ! gronda Ilanka. Il n’a pas eu le temps de s’imprégner du règlement de la Psallette. Il mérite une nouvelle chance.
— Il fallait songer aux conséquences de tes actes avant de lui ouvrir ton ventre, solmineur ! siffla Xandra.
— Tu en parles comme d’une chose sale, dit Joru, et pourtant elle m’a donné davantage d’amour en deux jours que ma mère dans toute mon enfance. Je veux partir avec elle.
La fadièse fixa d’un air douloureux son filleul dont elle entrevoyait le visage au travers des planches de la porte.
— Ce voyage-là n’offre aucun espoir de retour, murmura-t-elle.
— Je préfère l’accompagner dans l’au-delà plutôt que de rester sans elle sur ce monde…
— Ne l’écoute pas, fadièse : il ne sait pas ce qu’il dit. Il prend pour de l’amour ce qui n’a été qu’un coup de folie, un embrasement soudain des sens. Je n’ai jamais aimé ce garçon. Il se trouve simplement que j’avais envie de goûter les fruits défendus et que c’était le plus séduisant du lot… Le plus naïf également.
— Tu dis ça pour me pousser à te renier ! rugit Joru.
Mais les fêlures de sa voix et les éclats de ses yeux trahissaient le désarroi dans lequel le plongeaient les assertions d’Ilanka.
— Tu serais prête à répéter ces mots devant l’octave ? demanda Xandra.
— C’est exactement ce que je t’ai proposé lorsque tu es entrée. Le rémineur n’a pas à payer le prix de mes turpitudes.
La fadièse hocha la tête à plusieurs reprises.
— Je vais demander à l’octave de se réunir.
Elle rajusta à la hâte sa robe et se dirigea vers l’escalier qui menait au pont. Avant de poser le pied sur la première marche, elle se retourna et enveloppa les portes des compartiments d’un regard empreint de détresse et de perplexité.
La tempête musicale surprit les choristes par sa soudaineté et sa violence. La voile s’arracha du mât dans un craquement sinistre et les tentes furent soulevées du sol comme de vulgaires bouts de tissu. L’aéronef effectua une impressionnante gîte et manqua de peu verser sur le flanc.
Ilanka et Joru furent précipités sur les cloisons de leur compartiment et, si le rémineur réussit à prévenir le choc en se protégeant de ses mains, la solmineur heurta violemment une arête de bois et s’entailla profondément le front. À demi étourdie, elle s’affaissa sur le plancher en abandonnant une large trace pourpre sur la cloison.
Les tentes s’éparpillèrent dans la plaine au gré des bourrasques. Les nuages crevés libérèrent d’épaisses gouttes qui hachèrent les fleurs, les herbes, et frappèrent le sol en cadence.
— Les tentes ! hurla le domajeur.
Reprenant leurs esprits, les choristes s’égaillèrent comme une volée de moineaux à la poursuite des insaisissables spectres de toile. Le grondement sourd et continu de la pluie, les sifflements du vent et les hurlements des fleurs composaient une symphonie qui recelait une étrange beauté sous des dehors cacophoniques. Les nuages d’un noir profond étaient aspirés par les bords extérieurs d’une gigantesque spirale.
Le ladièse et le solmajeur grimpèrent sur le pont pour s’occuper de consolider l’ancre. Ils y rencontrèrent la fadièse qui n’avait pas osé se hasarder sur la passerelle instable et se cramponnait de toutes ses forces à la barre supérieure de la rambarde. Sans se préoccuper d’elle, ils se ruèrent sur le poste de pilotage pour inspecter le socle de la chaîne. Dans leur précipitation, ils ne remarquèrent pas qu’elle dissimulait sous sa manche le gros trousseau de clefs habituellement réservé à l’usage du responsable de l’octave ni que, toujours agrippée au garde-fou, elle se dirigeait d’une démarche mal assurée vers l’escalier qui descendait aux compartiments de l’entrepont. Ils arrimèrent le socle aux estives pour l’empêcher d’être descellé par les bourrasques et le poids de l’ancre, puis ils dévalèrent quatre à quatre les marches et franchirent la passerelle au pas de course sans plus se soucier de leur sœur.
En remontant sur le pont, Xandra avait aperçu le trousseau de clefs accroché à une cheville de bois au pied du mât. Le domajeur l’avait probablement oublié après avoir enfermé les coupables dans les compartiments. Ces longues clefs métalliques très anciennes avaient d’ailleurs davantage une signification symbolique qu’une utilité réelle, car rares étaient les portes fermées à la Psallette ou dans l’aéronef des saisons de Kahmsin. Comme elles tintaient les unes contre les autres, elles avaient pour fonction secondaire de prévenir les membres de la chorale de l’irruption imminente du responsable de l’octave.
La décision s’était imposée à Xandra comme une évidence. Elle avait craint que l’intrusion de ses deux frères sur le pont ne contrecarre son projet, mais, pressés de consolider l’ancrage de l’aéronef, ils ne lui avaient accordé aucune attention. Luttant contre les rafales qui soulevaient sa robe et la dénudaient jusqu’à la poitrine, elle rencontrait de sérieuses difficultés à conserver son équilibre sur le plancher instable, fuyant, et les incessantes oscillations la bringuebalaient d’un côté sur l’autre, la précipitaient tantôt sur le bastingage, tantôt sur les cabestans. Un choc violent lui cisailla les côtes, lui coupa la respiration et l’envoya rouler sur le pont. Elle attendit que l’aéronef recouvre un peu de stabilité pour se relever et, ignorant la douleur aiguë qui montait de son thorax, elle parcourut en quatre foulées décidées l’espace qui la séparait de l’escalier d’entrepont.
Elle s’engagea dans la coursive et choisit dans le trousseau la clef qui correspondait aux portes des compartiments.
L’œil rivé à l’interstice, absorbé dans sa contemplation du corps affaissé d’Ilanka, affolé par le flot de sang qui coulait du front de la solmineur et tachait de pourpre le haut de sa robe, Joru n’entendit pas approcher sa marraine. Il se retourna lorsqu’il discerna le grincement de la clef dans la serrure, persuadé que les choristes venaient le chercher pour l’exécution de la sentence. Il se dit alors qu’il était trop jeune pour mourir, qu’il avait envie de vivre, d’aimer, de chanter, de se battre, il ne reconnaissait pas le droit à ses frères et sœurs du chœur de le condamner.
Que savaient-ils de l’existence, ces reclus qui passaient leur temps à lutter contre leurs propres pulsions ? Les êtres qui exprimaient physiquement leur amour ou qui, comme sa mère, dispensaient des bribes de bonheur aux solitaires ou aux malheureux étaient aussi purs qu’eux. La corruption consistait davantage dans le jugement qu’on portait sur les actes que dans la nature des actes eux-mêmes. Joru ne voyait pas de souillure dans l’élan qui l’avait poussé vers Ilanka. Leurs corps avaient chanté avec une intensité qui valait bien les séances d’exposition aux vents purificateurs ou les terribles mortifications que s’imposaient certains choristes.
La porte s’ouvrit et livra passage à sa marraine, qui se tenait les côtes et grimaçait de douleur.
— Les autres se sont dispersés à la recherche des tentes arrachées par le vent, murmura-t-elle. Vous ne trouverez pas de meilleur moment pour vous enfuir.
La stupeur laissa Joru pantois.
— Prenez des vivres et des couvertures dans une caisse et fichez le camp avant que je ne change d’avis.
Tout en prononçant ces mots, elle avait déjà enfoncé une clef dans la serrure de l’autre porte.
— Mais pourquoi… pourquoi ? bredouilla Joru en se glissant dans la coursive.
Xandra pénétra dans le deuxième compartiment et aida Ilanka à se relever. Elle examina brièvement la blessure, s’aperçut qu’elle était plus spectaculaire que réellement alarmante, arracha un pan de sa propre robe qu’elle noua autour du crâne de la jeune femme. Les odeurs caractéristiques qui imprégnaient l’air confiné de l’entrepont l’informèrent sur les activités nocturnes auxquelles s’étaient adonnés les deux amants pourtant séparés par la cloison.
L’amour rend les êtres humains très ingénieux. La fadièse en savait quelque chose, puisqu’elle avait entretenu avec un frère du chœur aujourd’hui décédé une liaison qui avait duré quatre ans. Ils avaient pris tous les risques pour s’étreindre une ou deux fois par semaine dans une chambre, dans l’ombre d’un grenier ou dans un caveau. Ils s’étaient même aimés au travers d’une grille, comme ces deux-là avaient trouvé le moyen de se prouver leur amour au travers des jours de la cloison. À maintes reprises, elle avait recouru aux herbes abortives dont une sœur, également fautive, lui avait révélé les propriétés. L’octave avait condamné Ilanka et Joru parce qu’ils avaient été pris en flagrant délit, mais nombreux étaient les membres du chœur qui se livraient à des pratiques semblables – et même pires, car certains goûtaient les fruits défendus sans y être conviés par un amour sincère – en toute impunité. Elle n’acceptait pas l’idée que l’octave sautât sur ce prétexte pour faire un exemple et rappeler les autres frères et sœurs à leurs devoirs. Elle n’aurait pas supporté de voir son jeune filleul s’effondrer sous les notes morticantiques chantées par des hommes et des femmes qui avaient pour la plupart quelque chose à se reprocher (si ce n’était à la luxure, ils s’adonnaient à la gourmandise, à la paresse, à l’orgueil ou à la méchanceté).
Ilanka reprenait peu à peu ses esprits. La tache de sang allait en s’élargissant sur la bande de tissu qui lui encerclait la tête.
— Est-ce que tu te sens assez forte pour marcher ? demanda Xandra.
La solmineur acquiesça d’un hochement de tête.
— Vous disposez de plusieurs heures, reprit la fadièse. Tant que les choristes n’auront pas récupéré les tentes, ils ne s’apercevront pas de votre fuite et vous aurez le temps de mettre quelques kilomètres entre eux et vous.
— Comment réagiront-ils vis-à-vis de toi ? demanda Joru.
— N’ayez aucune inquiétude à mon sujet. Je me débrouillerai pour leur faire croire que vous vous êtes évadés seuls.
Les incessantes gîtes de l’aéronef les contraignaient à se cramponner aux saillies de la coursive. Les bourrasques colportaient les gouttes d’eau, les lamentations des fleurs et les grincements de la coque.
Plus de dix minutes leur furent nécessaires pour gagner les coursives voisines et pour se confectionner, à l’aide de tissus noués bout à bout, deux sacs rudimentaires où ils entassèrent des vivres, une lampe, un réchaud, divers ustensiles et des couvertures. Après s’être chaussés de bottes de toile, ils s’engagèrent prudemment sur le pont.
L’aéronef semblait être pris dans le cœur noir de la tempête. Le mât disparaissait sous une pluie de gouttes, de pétales et de brindilles qui noyait les environs sous une grisaille parsemée de fulgurances vives. Les nuages volaient si bas qu’ils donnaient l’impression de vouloir se crever sur les aspérités du sol. On ne distinguait pas à plus de trente pas devant soi, un manque de visibilité qui arrangeait bien les affaires des fuyards. Ils peinèrent à garder leur équilibre sur les planches glissantes et mouvantes du pont, d’autant qu’ils devaient lutter contre le vent qui s’engouffrait dans les sacs, dans les robes. Ils parvinrent à se rapprocher du bastingage, à s’agripper à la barre supérieure, à progresser jusqu’à l’entrée de la passerelle. Les hurlements des fleurs, les ululements du vent, le crépitement de la pluie accentuaient l’atmosphère d’apocalypse qui régnait sur la plaine. En plus de trente séjours sur Kahmsin, Xandra n’avait jamais rencontré de tempête d’une telle ampleur. Elle avait traversé quelques grains dont la virulence l’avait saisie d’effroi, mais rien qui ne ressemblât à ce déchaînement, à cette impression de fin d’un monde.
Leurs robes détrempées les entravaient dans leurs mouvements. Les cordes supérieures de la passerelle, brisées, se dressaient comme des serpents ivres de colère et frappaient le ballon de la carène.
— Allez-y ! cria Xandra. Je n’aurai pas la force de descendre.
Le vent plaquait les mèches grises de sa chevelure sur ses tempes et ses joues. Joru tourna la tête et la fixa un long moment par-dessus son épaule.
— Pourquoi est-ce que tu…
Il avait hurlé pour dominer le tumulte des éléments mais elle ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase. Elle lui posa la main sur la bouche et esquissa un sourire que la douleur cuisante de ses côtes transforma en rictus.
— Je ne voulais pas avoir ta mort sur la conscience, petit rémineur… Tenez-vous le plus loin possible de l’aéronef et des tempêtes. J’essaierai de vous envoyer un vaisseau lorsque nous serons de retour sur Cham.
— Comment pourrait-il nous retrouver dans cette immensité ?
— Il volera en attitude basse jusqu’à ce que vous sortiez de votre abri et que vous lui fassiez signe. Il se posera le temps de vous prendre à son bord, pas plus de quelques minutes pour ne pas attirer les sondes de surveillance, et vous déposera sur une île tropicale de l’océan Phaiz de Cham. Adieu et bonne chance.
Joru adressa à sa marraine un regard éperdu de reconnaissance, saisit Ilanka par la main et s’engagea sur la passerelle. Ils la franchirent sans encombre en dépit du tangage permanent auquel la soumettaient les bourrasques. Ils prirent la direction opposée à celle qu’avaient suivie les choristes lancés à la poursuite de leurs tentes. Ployés pour lutter contre le vent contraire, ils s’éloignèrent de l’aéronef avec une lenteur qui exaspéra Xandra. Inquiète, accrochée au mât central, la fadièse fut soulagée de voir disparaître les taches claires de leurs robes dans le lointain. Elle attendit que s’apaisent les multiples contusions qui lui labouraient les membres et les côtes – elle avait reçu autant de coups durant ces quelques minutes que pendant tout le reste de son existence – et entreprit de redescendre dans l’entrepont pour mettre en scène leur évasion.
*
Ilanka et Joru marchèrent pendant des heures au beau milieu de la tourmente (elle ne semblait pas avoir de centre, d’ailleurs, elle soufflait en chaque endroit avec la même violence). Trempés jusqu’aux os, transis de froid et de peur, ils puisèrent dans ce qui leur restait d’énergie le courage d’affronter le vent, la pluie glaciale et les coups de fouet des herbes. Parfois, Joru se retournait et s’apercevait qu’il avait sans le vouloir distancé sa compagne. Alors il l’attendait, la délestait de son fardeau et se remettait en marche jusqu’à ce qu’elle recouvre ses forces et reprenne son sac.
Il s’immobilisa brusquement au pied d’une colline et la dévisagea avec gravité. Interloquée, elle se laissa choir sur son sac et l’interrogea du regard.
— C’est vrai ce que tu as dit tout à l’heure ?
Elle haussa les épaules et, d’un geste agacé de la main, lui fit signe de continuer.
— Que ce qui s’est passé entre nous n’était pas de l’amour mais un simple coup de folie ? Que tu m’as séduit parce que j’étais le plus naïf de la chorale ?
L’espace de deux ou trois secondes, il eut l’impression que les larmes se mêlaient aux gouttes de pluie sur les joues de la jeune femme. Elle se releva, s’approcha de lui, lui encercla le visage de ses mains et se jucha sur la pointe des pieds.
— Je ne voulais pas que tu meures, petit idiot, murmura-t-elle. Je t’aime parce que tu es moi et parce que je suis toi.
Ils s’étourdirent en un baiser à la fois tendre et fougueux qui leur fit oublier la précarité de leur situation.